André Malraux et le patrimoine de la Chine
Aurélien Antoine
Faculté de Droit de Clermont-Ferrand,Université d'Auvergne,Centre
Michel de l'Hospital,France
Parmi les écrivains français qui ont abordé la Chine dans leur œuvre,peu d'entre eux auront développé une analyse aussi riche que celle d'André Malraux注157.Poursuivant une tradition littéraire bien française du got extrême-oriental注158,André Malraux en réussit la synthèse tout en la dépassant.En effet,la Chine s'inscrit dans son œuvre comme une civilisation incontournable pour comprendre l'histoire de l'Occident par rapport à la spécificité extrême-orientale注159.Son but est d'identifier les défis du Monde à l'orée du XXIe siècle et confronter les diverses façons de penser la culture注160.Pour mener à bien ses réflexions,André Malraux attache une importance particulière aux patrimoines philosophique,historique et culturel chinois.La Chine l'accompagne dès ses productions de jeunesse (La Tentation de l'Occident,Les Conquérants,La Condition humaine),occupe tout un chapitre dans les Antimémoires et joue un rle déterminant dans ses écrits sur l'art (Les Voix du Silence,Le Musée Imaginaire,La Métamorphose des Dieux注161).Ces discours en tant que ministre de la Culture font également référence à la pensée et l'histoire de la Chine dans un grand dialogue entre les civilisations qu'il a toujours appelé de ses vœux.
Pour mener à bien mon analyse et révéler la richesse de la réflexion de Malraux à l'égard du patrimoine de la Chine,il me paraît essentiel de revenir sur chacune des œuvres évoquées.Avant de m'y attarder,je prendrai deux précautions.La première,sémantique,porte sur la notion de patrimoine retenue.Elle est envisagée de manière large afin de restituer toute la réalité de la pensée de Malraux.Si les derniers travaux du ministre de la Culture du général de Gaulle évoquentstricto sensu le patrimoine,les autres s'attardent plus spécifiquement sur la philosophie,la pensée et l'histoire chinoises qui font alors référence à un patrimoine largo sensu.Le second avertissement qu'il convient d'évoquer tient au fait que l'on ne peut en quelques minutes ou en quelques pages décrire de façon exhaustive les liens entre Malraux et le patrimoine chinois.L'objectif est plutt d'insister sur les traits marquants de cette relation sans prétendre évoquer in extenso tous les écrits dans lesquels Malraux aborde la Chine.Dès lors,et en schématisant un peu les apports des ouvrages successifs de Malraux dans lesquels la Chine occupe une place notable,il est possible de distinguer quatre ensembles selon le patrimoine abordé.
Ⅰ.La Tentation de l'Occident et l'idée de confrontation des cultures chinoise et européenne
Ⅱ.Les Conquérants,La Condition humaine et le patrimoine anticolonialiste chinois
Ⅲ.Les Antimémoires et le patrimoine politico-historique chinois
Ⅳ.Les écrits sur l'art et le patrimoine artistique chinois
Ⅰ.La Tentation de l'Occident et l'idée de confrontation des cultures chinoise et européenne
La pensée chinoise telle qu'elle est perçue par Malraux est d'abord un moyen pour notre auteur de la confronter à la pensée occidentale.C'est ainsi un procédé comparatiste pour mieux mettre en valeur les évolutions majeures de l'Occident qu'il croie percevoir en ce début de XXe siècle marqué par les guerres.Cette volonté de confrontation des civilisations naît tt dans l'œuvre de Malraux注162 après sa période de tâtonnement littéraire qui l'aura vu s'essayer au surréalisme,notamment注163.Son roman-essai épistolaire La Tentation de l'Occident (qui aurait très bien pu s'intituler la Tentation de l'Orient),paru en 1926 (il a 24 ans à peine),est un livre incontournable à deux égards:il marque le commencement de la période 《chinoise》 de Malraux et constitue l'ouvrage fondateur des réflexions sur l'un des sujets essentiels que Malraux étudie tout au long de sa vie jusqu'à sa mort,à savoir le dialogue des cultures注164.
La Tentation de l'Occident n'est pas très connue et peu lue en France.Elle est pourtant une œuvre qui me semble tout à fait essentielle dans l'histoire de la rencontre artistique entre l'Occident et l'Extrême-Orient.Le début de l'ouvrage est encore ancré dans la vision mythologique et idéalisée de l'Extrême-Orient qu'ont les Européens à l'époque注165.L'intérêt de Malraux pour la Chine doit être rapproché de celui des écrivains romantiques et des poètes parnassiens de la fin du XIXe siècle.L'exotisme extrême-oriental est ainsi perceptible chez Victor Hugo注166 dont le got pour l'art chinois se retrouve dans le mobilier de sa maison située place des Vosges à Paris (voir aussi son poème Toute la Lyre注167,Le Pot cassé dans le recueil L'art d'être grand-père注168,certains vers dans Les Châtiments注169,dans son roman philosophiqueL'Homme qui rit注170,ou encore sa Lettre au capitaine Butler注171dans lequel il évoque le sac du Palais d'été par les forces occidentales).Il faut aussi évoquer Théophile Gauthier (Chinoiseries en 1835注172,Le Pavillon sur l'Eau注173,inspiré d'un conte chinois) qui transmettra son amour de la culture chinoise à Baudelaire (L'Invitation au Voyage注174).Ce mouvement sera poursuivi par les écrivains voyageurs,militaires ou diplomates comme Loti,Claudel,Mallarmé ou Saint John Perse注175.Malraux prend donc la suite d'ainés prestigieux et il est normal de retrouver dans La Tentation de l'Occident une dose d'exotisme,d'idéal,de mystique et de caricature tantt positive,tantt négative.
Cependant,Malraux dépasse la littérature antérieure en faisant de la confrontation des civilisations le cœur de son œuvre pour dépasser la dimension romanesque et poétique qui dominait jusqu'à lors.cet égard,l'auteur deLa Condition humaine se rapproche des penseurs des Lumières注176 qui firent de la Chine un élément central de leurs réflexions pour mieux identifier le régime politique qui aurait leur préférence注177.Voltaire y voit un exemple de l'absolutisme éclairé,tandis que Montesquieu en fait une illustration du despotisme fondé sur la crainte,non sans reconnaître une grande civilité de l'État chinois. propos de Montesquieu,on ne peut s'empêcher,à la lecture de La Tentation de l'Occident,de penser aux Lettres persanes注178 qui évoquent par l'interrogation impertinente du《Comment peut-on être persan?》注179 la nécessité de la confrontation des cultures.
C'est sur ce dernier point que Malraux révèle toute son intelligence et son originalité puisqu'il parvient à dépasser la vision idéalisée et caricaturée de la Chine pour soutenir une idée neuve:à travers le patrimoine littéraire,l'Occidental s'orientalise aussi bien que l'Oriental s'occidentalise.Cette première thèse qui préfigure en réalité les mouvements de mondialisation et de globalisation des cultures de la fin du XXe siècle et du XXIe siècle aboutit à une menace:la Chine pourrait perdre sa spécificité et mourir,ce qui entraine chez l'un des protagonistes du roman une haine du blanc et de l'Européen.Là encore,Malraux est prémonitoire en envisageant les dangers de l'éclipse des cultures locales du monde face à l'uniformisation des cultures.Il évoque ainsi l'intérêt de la culture européenne de se nourrir de l'Orientale (renouvellement du spirituel) et inversement (acquisition de la puissance),d'où l'idée de 《tentation》注180.L'œuvre se conclut par une analyse pessimiste d'une évolution du monde dont le responsable demeure l'Européen:《Pour détruire Dieu,et après l'avoir détruit,l'esprit européen a anéanti tout ce qui pouvait s'opposer à l'homme:parvenu au terme de ses efforts,comme Rancé devant le corps de sa maîtresse il ne trouve que la mort 》注181.
De ce premier ouvrage 《chinois》,il faut tirer trois enseignements.Dans les années 1920,la Chine et l'Extrême-Orient,territoire éloigné,mystérieux,à la religion et à la philosophie tout à fait originales par rapport à l'Occident,sont les révélateurs des angoisses de civilisation chez les Européens. cet égard,l'actualité de Malraux et des auteurs de l'époque comme Valéry (La Crise de l'Esprit注182) est criante.L'Europe ne cesse de s'interroger sur sa place et sa relation avec la Chine depuis que cette dernière s'est éveillée.
Le deuxième enseignement est le profond pessimisme qui anime Malraux,toujours obsédé par une mort lente qui touche l'individu comme la civilisation.La Tentation de l'Occident n'est que la première étape d'une réflexion pessimiste,mais non fataliste,car Malraux cherchera ensuite le moyen pour l'homme de dépasser cette mort de lui-même et du monde qu'il a façonné.C'est le dépassement de l'absurde au profit d'une démarche profondément humaniste-la connaissance de l'autre et le dialogue avec l'autre-qui débute avec La Tentation de l'Occident.
Le dernier enseignement que l'on doit évoquer demeure paradoxalement la méconnaissance de la Chine réelle par Malraux注183. 24 ans,il a déjà beaucoup voyagé en Asie par ses expériences d'apprenti archéologue achevées par de la prison et de journaliste anticolonial en Indochine.Lorsqu'il commence la rédaction de La Tentation de l'Occident,Malraux n'a jamais mis les pieds en Chine durablement.Il n'a qu'une connaissance indirecte de l'Empire du Milieu par ses activités politiques anticolonialistes qui le conduisent à organiser le mouvement Jeune Annam qui s'inspire d'une organisation similaire chinoise.En outre,le cadre extrême-oriental est très à la mode à l'époque.Par conséquent,le lecteur chinois ne trouvera en fait rien de la Chine qu'il connaît dans La Tentation de l'Occident.Les évocations du patrimoine et de la vie chinois sont en réalité limitées,très évasives et livresques注184.
Il n'en demeure pas moins queLa Tentation de l'Occident,très ancrée dans la pensée intellectuelle de son temps,marque le point de départ d'un vif intérêt de Malraux pour la Chine qui ne se démentira pas et qui dépassera l'effet de mode.Plus que quiconque,et en dépit d'un regard très européen emprunt d'humanisme classique,Malraux ne cessera de s'interroger sur la rencontre de la Chine et de l'Occident pour démontrer la puissance de l'art comme 《antidestin》注185.Les deux romans chinois qui suivent affirment avec une force épique cette orientation.
II.Les Conquérants,La Condition humaine et le patrimoine anticolonialiste chinois
Les deux premiers véritables romans de Malraux (Les Conquérants et La Condition humaine) ne constituent pas directement une interrogation sur l'art,la civilisation et la confrontation des cultures occidentale et orientale comme ce fut le cas pour La Tentation de l'Occident.Ces livres publiés respectivement en 1928 et 1933 s'inscrivent toutefois dans la suite du précédent en ce qu'ils poursuivent la recherche de solutions à la crise de l'homme européen et de sa civilisation par l'expérience chinoise des luttes anticolonialistes et sociales.
AvecLes Conquérants puis La Condition humaine,Malraux sort de l'exotisme de ces prédécesseurs au profit de récits sombres,parfois violents (la scène du viol de Garine dans les dernières pages des Conquérants;celle de l'exécution du révolutionnaire Kyo dans les chaudières pour la Condition humaine).Les deux romans mettent en exergue les luttes de révolutionnaires humiliés par les colonisateurs.Surtout,ils s'appuient sur une meilleure connaissance de l'histoire et de la structure socioculturelle de la Chine.Cette connaissance vient d'un véritable intérêt de Malraux pour l'Empire du Milieu dont le texte Jeune Chine publié dans la Nouvelle revue française en 1931 est l'illustration majeure.Dans cette publication,Malraux dépeint 《l'importance dans la mentalité chinoise,du devoir filial et de la dépendance par rapport aux morts》注186,traits caractéristiques que l'on identifie chez le personnage de Tcheng-daî dans Les Conquérants.
Le théâtre de l'action est également plus précis dans ces deux œuvres.L'auteur parcourt et décrit avec beaucoup de détails les concessions occidentales en proie aux violences des pays colonisateurs et aux désordres sociaux.DansLes Conquérants, l'action se déroule principalement à Canton,lieu des troubles,et à Hong-Kong,symbole de la puissance anglaise.Il est clair que Les Conquérants témoignent de l'expérience personnelle de l'auteur qui a lutté aux ctés des Indochinois quelques années auparavant.Ce vécu lui aura permis d'être au plus près des événements qui se déroulaient alors en Chine.Il s'y rendra même quelques jours pour se procurer le matériel d'édition nécessaire à la publication de son journal L'Indochine.Le point de départ du roman est d'ailleurs une information relayée dans un numéro de ce journal paru le 31 juillet 1925.Sa proximité avec les luttes anticolonialistes chinoises de l'époque est telle que l'écrivain se fait passer,dans un grand élan de mythomanie dont il a le secret,pour un commissaire du Kuomintang pour l'Indochine,《délégué à la propagande auprès de la direction du mouvement nationaliste à Canton sous Borodine》注187.Cet ancrage dans la lutte révolutionnaire nationaliste est fort bien résumé par Malraux qui,dans l'une de ses lettres adressées à Edmond Jaloux,écrit que 《toutes mes descriptions sont en fonction de la révolution》.
DansLa Condition humaine,ce sont les événements de 1927 à Shanghai qui servent de cadre.Le contexte historique est parfaitement maitrisé à un point de tel que le lecteur contemporain doit effectuer quelques recherches pour bien comprendre les subtilités des affrontements politiques chinois de l'époque ! Outre le Parti communiste chinois et le Kuomintang passé dans les mains de Tchang-Kaî-Tchek,il faut y ajouter la puissance soviétique qui appuie l'action nationaliste chinoise contre les colonisateurs anglais et français注188.
Dans les deux romans,il existe une réelle empathie pour la révolution de la part de Malraux.Ce dernier souhaite en effet révéler l'âpreté des luttes qui se déroulent dans les concessions occidentales en Chine.L'auteur porte à la connaissance de l'Européen de manière avant-gardiste ce qui constituera un mouvement général après la Seconde Guerre mondiale.De façon essentielle,le roman de Malraux relate la connexité entre les révoltes anticolonialistes à Canton et les luttes sociales contre les puissances occidentales.Les Conquérants et La Condition humaine apparaissent alors comme un témoignage du lien fort entre l'humiliation du colonisé et celle du travailleur qui se traduit,dans l'histoire,par l'alliance du jeune PC chinois-le premier congrès s'est tenu à Shanghai en 1921-avec le parti créé par Sun Yat-Sen注189.
Cependant,en dépit d'un contexte historique marqué qui constitue aujourd'hui une période importante dans le patrimoine historique chinois,il ne s'agit pas de romans historiques.Malraux proclame d'ailleurs en 1948 lors de son allocution aux intellectuels à propos desConquérants que 《ce livre n'appartient que bien superficiellement à l'histoire.S'il a surnagé,ce n'est pas pour avoir peint tels épisodes de la Révolution chinoise,c'est pour avoir montré un type de héros en qui s'unissent l'aptitude à l'action,la culture et la lucidité.Ces valeurs étaient indirectement liées à celles de l'Europe d'alors》注190. propos de la Condition humaine,il précise qu'il a 《cherché des images de la grandeur humaine》注191,et les a 《trouvés dans les rangs communistes chinois,écrasés,assassinés,jetés vivants dans les chaudières... 》注192.Dès lors,les événements anticolonialistes chinois ne sont qu'un cadre servant une finalité bien précise pour l'auteur:valoriser l'individu dans la lutte collective afin de trouver des réponses aux interrogations formulées dans La Tentation de l'Occident.C'est ici une préoccupation fondamentalement occidentale relative à l'absurdité de la condition humaine après la mort de Dieu proclamée par Nietzsche注193.La lutte collective est pour chacun des personnages un moyen de trouver un sens à sa vie par l'action et son inscription dans l'histoire.Elle est aussi le vecteur de la fraternité entre les hommes et de l'accession à la liberté contre une puissance oppressive et humiliante.On est donc sans doute assez éloigné de l'appréhension qu'ont pu avoir et ont encore les Chinois des événements relatés par Malraux dans Les Conquérants ou La Condition humaine.Ceci explique que les spécialistes chinois de Malraux ne reconnaissent par 《leur》 Chine dans ces romans,et insistent sur la prudence dont il faut faire preuve face à l'assimilation trop rapide des motivations des héros malruciens à celles des révolutionnaires chinois注194.
Cette connaissance de l'histoire chinoise et de son passé anticolonialiste par Malraux n'en demeure pas moins l'un des fils rouges de son œuvre et motivera à bien des égards sa volonté de rencontrer Mao après que la France ait été le premier œtat occidental à reconnaître la Chine en 1964.La rencontre aura lieu en 1967 et sera relatée dans lesAntimémoires.Dans cette œuvre,le romancier a pris de la hauteur sur les événements qu'il relate dans ces récits de jeunesse.
III.Les Antimémoires et le patrimoine politico-historique chinois
Cette œuvre qui recèle moins d'enjeux dans la perception de Malraux des divers éléments du patrimoine chinois.Les Antimémoires,parues en 1967,sont néanmoins incontournables pour évoquer les rapports étroits entre Malraux et la Chine et plus largement entre la Chine et la France.Comme je l'ai évoqué en introduction,la Chine fait l'objet d'un chapitre entier à travers la rencontre entre Mao et Malraux注195.Cette rencontre a lieu en 1965 lors d'un séjour de Malraux en Chine alors qu'il est ministre de la Culture du Général de Gaulle.C'est son plus long séjour depuis son voyage en 1931 avec Clara Malraux.La transcription dans Les Antimémoires du dialogue entre Mao et Malraux reflète la fascination du second pour les grands personnages de l'histoire.Le dialogue historique cependant très romancé et met plus en valeur l'auteur que l'interlocuteur.D'après les biographes de l'écrivain (Jean Lacouture,Olivier Todd注196),il est certain que l'entretien n'a duré que quelques minutes et a été protocolaire.La vision très romancée transcrite par Malraux illustre encore la dimension mythomane de l'écrivain注197.
Malgré la part de faux queLes Antimémoires contiennent-dimension parfaitement assumée par son auteur comme en témoigne le titre retenu pour cette autobiographie -,la lecture de l'ouvrage est particulièrement intéressante afin d'apprécier l'état de la relation entre un Malraux vieillissant et la Chine.Si les romans de jeunesse font une place considérable à l'action in situ et laissent percevoir une subjectivité forte de Malraux face aux événements,Les Antimémoires montrent une plus grande objectivité et un plus grand recul sur les faits historiques.Au témoignage prorévolutionnaire et nationaliste,succède la réflexion historique sur la Chine.Les Antimémoires constituent donc un témoignage inédit pour l'époque et important pour enseigner aux Européens ce qui fait le patrimoine historique de la Chine.Sont ainsi discutés le départ des colons,la révolution nationaliste qui a servi de cadre aux romans de Malraux,la Grande marche,l'accès au pouvoir de Mao en 1949,et l'organisation économique,politique et sociale de la Chine de l'époque.Sans être tout à fait l'envoyé de De Gaulle en Chine (il s'agit d'un voyage privé),il s'agit incontestablement d'un moment important de la reconnaissance par la France de la place de la Chine dans le monde et de la nécessité de valoriser une civilisation éclipsée pendant des siècles.Dans le contexte de Guerre froide de l'époque,le récit de Malraux est à la fois essentiel et à contre-courant.
Les Antimémoiressont donc l'occasion pour Malraux de montrer au monde la richesse de la Chine et ses mutations profondes au regard de son histoire multiséculaire.C'est aussi l'occasion pour le ministre de la Culture de valoriser un patrimoine culturel.On peut citer ce passage:《J'ai vu jadis finir la vieille Chine,et les ombres des renards filer à travers les asters violets des remparts,au dessus de la procession des chameaux du Gobi couverts de gelée blanche...J'ai vu les vieilles princesses des neiges,comme des reines d'Afrique déjà marquées par les chevauchées de la mort:Mongolie,marches tibétaines,coiffures wisigothes...》注198.Cette phrase résume à elle seule une approche comparative des arts et de l'histoire des pays et des civilisations dans un grand élan de rapprochement des cultures.C'est cette perspective que Malraux va théoriser dans ses écrits sur l'art.
IV.Les écrits sur l'art et le patrimoine artistique chinois
Dans sa quête de justification de la condition humaine,Malraux donne plusieurs réponses.L'évocation de la Chine,on l'a vu,est souvent le cadre de cette réflexion.Après avoir posé la problématique de la difficulté de l'Européen à surmonter la crise de civilisation qui se présente à lui,il tente dans ses premiers romans de donner une réponse. L'engagement politique,l'action individuelle et la fraternité entre les individus figurent comme les premiers moyens pour l'homme de dépasser sa condition.Dans Les Antimémoires,l'exemple que donnent les leaders politiques et historiques apparaît aussi fondamental.Ces derniers sont,en quelque sorte,des exemples de volontarisme à suivre pour surpasser l'absurdité de la condition humaine par l'action.Ceci explique la fascination de l'écrivain pour les grands destins de l'histoire,en dehors de toute considération politicienne.
Malgré la place considérable qu'occupent les 《faiseurs》 des patrimoines historiques et politiques des Nations dans l'œuvre de Malraux,l'art demeure l'ultime solution.Dans le dernier tiers de sa vie,l'écrivain abandonne totalement le roman pour se consacrer principalement aux réflexions sur l'art.Ne rejetant pas l'engagement politique,il estime néanmoins que l'art constitue 《l'antidestin》 par excellence.C'est le moyen pour l'homme de dépasser sa condition et de défier la mort,l'œuvre survivant à son auteur par-delà les temps en devenant un élément du patrimoine.Plus encore,certains peintures,objets ou monuments qui n'étaient pas pensés comme des œuvres d'art lors de leur réalisation sont considérés plus tard comme des chefs-d'œuvre éléments du patrimoine de l'humanité.Ils défient ainsi les effets du temps.Cette transformation de l'œuvre est pour Malraux déterminante et agit comme une révélation:c'est une métamorphose qui défie la mort de l'auteur de l'œuvre et évolue dans une dimension qui exclut toute contingence historique,politique,et sociale.L'art est en cela supérieur à l'action politique qui peut être motivée par des ambitions profondément antihumanistes.La protection des arts et du patrimoine s'affirme alors comme une ambition éminemment humaniste,car les œuvres de l'humanité constituent la meilleure réponse à l'interrogation que l'homme se pose lorsqu'il réfléchit à son destin.Deux citations de Malraux permettent de comprendre la métamorphose de l'œuvre et sa dimension transcendantale:
《Toute œuvre d'art se crée pour satisfaire un besoin,mais un besoin assez passionné pour lui donner naissance.Puis le besoin se retire de l'œuvre comme le sang du corps,et l'œuvre commence sa mystérieuse transfiguration》注199.
《L'art vit de sa fonction qui est de permettre aux hommes d'échapper à leur condition d'hommes,non par une évasion,mais par une possession.Tout art est un moyen de possession du destin.Et l'héritage culturel n'est pas l'ensemble des œuvres que l'homme doit respecter,mais de celles qui peuvent les aider à vivre》注200.
Les écrits sur l'art de Malraux rendent compte de cette réflexion qui se veut humaniste et universelle.L'universalité du patrimoine chez Malraux qui préfigure les objectifs qui seront assignés à l'UNESCO par la Convention de 1972,est évidente.Pour démontrer cette universalité,il va développer le concept de 《Musée imaginaire》 qui a pour fonction de permettre à chaque individu de se constituer son propre musée au-delà des conceptions artistiques et patrimoniales de chaque civilisation.Le concept l'amène à confronter des éléments du patrimoine issus de cultures très différentes.Tel est déjà le cas dansLa Tentation de l'Occident et les Antimémoires.Dans ses écrits sur l'art,la confrontation est l'objet même de la réflexion afin de découvrir une espèce de dénominateur commun aux œuvres de l'humanité dans un mouvement de rapprochement des hommes et des civilisations.Naturellement,la civilisation chinoise occupe une place importante,que ce soit dans Les Voix du Silence (1951,reprenant trois grands ouvrages écrits de 1947 à 1950),Le Musée Imaginaire de la sculpture mondiale (1952—1954),et La Métamorphose des Dieux (1957—1977).
Pour bien comprendre la démarche de Malraux,je vous propose de donner quelques exemples de l'évocation du patrimoine chinois注201.
Dans la deuxième partie desVoix du silence,Malraux rend compte de l'influence du bouddhisme chinois sur les sculptures antiques:《Lorsque,dans les oasis [les formes hellénistiques] rencontrent de faibles valeurs,elles se défont;lorsque,aux Indes et en Chine,elles rencontrent les puissantes conceptions du bouddhisme indien ou du bouddhisme chinois,elles se métamorphosent》注202.Il opère surtout un rapprochement des arts européens et chinois en prenant l'exemple du Bouddha colossal de Loung-Men aujourd'hui reconnu comme patrimoine mondial:《Le Bouddha colossal de Loung-Men semble tirer des vieilles montagnes chinoises tout le peuple de statues qui l'entoure.Mais d'où vient leur raideur romane? Sans doute le Nord arrache-t-il partout la forme grecque à son épanouissement de plante,d'athlète,de baigneuse,pour la soumettre au grès;sans doute ignore-t-il les volutes des bas-reliefs rupestres sassanides.Mais le Tibet,le Pamir,ont-ils rien produit de comparable à ces cathédrales de la solitude? Ces statues pèlerines qui a atteignent le Pacifique à travers la stérilité du Gobi,semblent soudain touchées de l'Illumination.Un véritable art religieux surgit en Chine,aussi distinct que l'art roman du sacré de l'ancien Orient:le drame des hommes se passe désormais sur la terre,comme si l'étoile des Bergers avait à jamais altéré l'implacable firmament de Chaldée》注203.Il poursuit en insistant sur l'humanisme de la Chine de l'époque qui avait accueilli le bouddhisme menacé constamment en Inde et évoque les résultats artistiques de cette ouverture:《La géométrie magique des Tsins avait dominé de haut la luxuriance des arts de l'Inde》注204;ou encore 《les plus vieux estampages chinois suggèrent,sinon la maîtrise de l'homme,du moins son indépendance,une permanente école buissonnière du destin.Tout grand art chinois veut aboutir à des idéogrammes chargés d'une sensibilité intense》注205.Et de conclure:《du lien entre le génie de l'ellipse et le sens monumental,naissent,aux flancs des jaunes falaises du Chan-Si,quelques-unes des plus hautes figures que les hommes aient sculptées》注206.
On pourrait encore citer le cas de la peinture chinoise qui est pour Malraux 《la seule peinture égale à celle de l'Occident》注207.La réflexion se fonde sur l'influence des arts asiatiques sur les peintres occidentaux et français de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle.Malraux n'hésite d'ailleurs pas à rapprocher 《la suggestion de l'éternité dans laquelle l'homme se perd comme dans le brouillard qu'il contemple》注208 et l'impressionnisme français.
La confrontation est enfin explicite dans le volumeL'intemporel de La Métamorphose des Dieux :《C'est à travers Chartres que nous admirons Long-men [...];à travers la sculpture mondiale (...) Avec la sculpture mondiale,nous n'avons ressuscité que la peinture occidentale (...).Le prochain siècle entendra sans doute le premier vrai dialogue des deux grandes peintures》注209.
Je pourrais multiplier les exemples,mais ils seraient trop nombreux,d'autant qu'il paraît essentiel de dire quelques mots sur l'idée du musée.Pour Malraux,il y a une profonde différence entre l'Asie et l'Occident sur ce point.Jérme Serri,spécialiste des écrits sur l'art dont il est question ici,rappelle l'appréciation capitale produite dans lesVoix du Silence:《le musée est une confrontation de métamorphoses.Si l'Asie ne l'a connu que récemment,sous l'influence et la direction des Européens,c'est que pour l'Asiatique,pour l'Extrême-oriental surtout,contemplation artistique et musée sont inconciliables.La jouissance des œuvres d'art était d'abord liée en Chine à leur possession,sauf lorsqu'il s'agissait d'art religieux.Elle l'était surtout à leur isolement.La peinture n'était pas exposée,mais déroulée devant un amateur en état de grâce,dont elle avait pour fonction d'approfondir et de parer la communion avec le monde.Confronter des peintures,opération intellectuelle,s'oppose foncièrement à l'abandon qui permet seul la contemplation.Aux yeux de l'Asie,le musée,s'il n'est un lieu d'enseignement,ne peut être qu'un concert absurde où se succèdent et se mêlent,sans entracte et sans fin,des morceaux contradictoires》注210.Plus spécifiquement sur la Chine,il ajoute:《aucun vrai musée de peinture en Chine;nombre de collectionneurs,de trésors de temples,y refusent le droit de photographier les rouleaux qu'ils possèdent;enfin le matériel de reproduction y est assez primitif,et les chefs-d'œuvre de la peinture chinoise ne pourraient être reproduits en couleurs,avec quelque fidélité,que par la photo directe ou les procédés japonais...》注211.Malraux dépasse cette opposition par ses écrits sur l'art et milite clairement pour le dialogue des cultures.Ce dialogue se veut respectueux de la contemplation asiatique comme de l'interrogation muséale,même s'il milite à l'époque pour un plus grand développement des musées d'art en Chine.Au-delà des différences,le fil rouge de sa réflexion demeure que l'homme,en Asie comme en Europe,en Chine comme en France,cherche et parvient,à travers l'art et son patrimoine,à prendre conscience de sa condition et à la dépasser.
Pour conclure cette intervention,je souhaiterais insister sur la postérité de la façon dont Malraux a appréhendé l'art et le patrimoine.Il a été fortement décrié par les spécialistes et les universitaires de l'histoire de l'art,ceux-ci l'accusant d'avoir une connaissance très superficielle des chefs-d'œuvre et des civilisations qu'il invoque tout au long des ses écrits sur l'art.Il est indéniable que Malraux n'avait pas,en réalité,une connaissance universitaire de la Chine ou de l'art extrême-oriental,ni même une connaissance véritable de la mentalité extrême-orientale.Cependant,au-delà du fait que nombreux sont ceux qui envieraient son savoir atypique,la portée de sa réflexion vaut plus que les connaissances artistiques qu'il développe. la lecture de ces ouvrages,on ne peut s'empêcher de penser que Malraux était un véritable précurseur.L'idée du Musée imaginaire n'a jamais été aussi actuelle avec les progrès de l'internet et du numérique.Le militantisme pour le dialogue des cultures n'a jamais été aussi fondamental que dans notre société mondialisée.Et,à n'en point douter,l'humanisme et la tolérance de Malraux portés par la promotion des arts et du patrimoine doivent rester essentiels.